November 05, 2005

 

INTRODUCTION DE RAYMOND FEDERMAN PAR ISABELLE GUILLAUME

à la Bibliothèque Municipale de Lille Le 18 Octobre 2005

Votre œuvre, Monsieur Federman, est extrêmement riche. Elle est bilingue, très diverse (elle est poétique, théâtrale, romanesque, théorique), publiée essentiellement hors de France, et encore mal connue ici. J’ai donc centré cette présentation sur six textes que viennent d’éditer, ou de rééditer, en France les éditions Aldante : Amer Eldorado 2/001, Quitte ou double, La fourrure de tante Rachel, Mon corps en neuf parties, Moinous & Sucette, Retour au fumier. Ces textes sont parus chez Aldante entre 2003 et 2005 mais certains sont plus anciens (Quitte ou Double a été publié en anglais aux Etats-Unis en 1971) et d’autres ont connu un parcours éditorial tortueux (Amer Eldorado publié une première fois chez Stock en 1974).


J’ai choisi cette perspective car Mon corps en neuf parties, qui a concouru pour le prix du Marais, entre clairement en résonance avec les autres titres. La salve éditoriale d’Aldante, en effet, met bien en relief la cohésion de ces textes, le fait qu’ils constituent les différentes parties ou les différentes facettes d’une œuvre plus vaste, et extrêmement cohérente. La même histoire se trame d’un livre à l’autre, votre histoire et celle de vos doubles. Les six textes multiplient les angles de vue pour donner des aperçus sur votre parcours de l’écrivain et, en cela, ils reprennent le programme de Mon corps en neuf parties, très clairement annoncé par son titre. A neuf reprises, vous prenez pour point de départ un organe ou une partie de votre corps. Cette concentration sur un point précis prépare en fait un élargissement, une ouverture vers une partie de votre passé et de votre histoire, vers une expérience, une appréhension du monde.

A la fin de la lecture se dessine ainsi un portrait jamais figé mais au contraire fragmentaire et ouvert. De la même manière, les autres textes disponibles grâce à Aldante écrivent et récrivent l’histoire de votre vie à coups d’angle différents et de fragments. Clairement ou de manière biaisée, l’œuvre offre donc des aperçus sur des étapes de votre parcours, sur une vie extraordinaire qui serait celle d’un héros picaresque confronté à l’horreur de l’Histoire. Chaque texte lève plus ou moins le voile sur l’enfance, dans le Montrouge des années 30, sur la rafle de juillet 42, dont vous êtes le seul rescapé, sur la suite de la guerre passée dans une ferme du Lot-et-Garonne, caché. Elle évoque le retour à Paris à la Libération, le départ pour les Etats-Unis, le monde des ouvriers de l’industrie automobile à Detroit, celui du monde du jazz afro-américain. Elle revient sur l’engagement dans l’armée, seule susceptible d’offrir la nationalité américaine, la guerre de Corée vue, surtout, du Japon. Ces expériences, connues avant 1958 fournissent le matériau qui est travaillé dans les textes.

Ce matériau très dense n’est pas traité de manière linéaire. Il est toujours appréhendé de manière fragmentaire et discontinue (ou faussement discontinue). C’est très visible dans Mon corps en neuf parties qui est construit en paragraphes courts, voire très courts. Dans les autres textes, le récit, particulièrement prolifique, est toujours interrompu, mis en suspens et déconstruit par des digressions, des anecdotes, des citations (dans Amer Eldorado, par exemple, une très longue citation de Voyage au bout de la nuit, de l’arrivé de Bardamu à New York se transforme et se prolonge dans un développement personnel).

Un des traits caractéristiques de l’écriture est d’être toujours dialogique. D’une part, vous vous adressez volontiers à un interlocuteur visible ou invisible dans le cadre d’un dialogue. C’est le cas, par exemple, dans le chapitre intitulé « Mes pieds » dans Mon corps en neuf parties où vous anticipez systématiquement les critiques d’un ou de plusieurs contradicteurs. C’est les cas aussi, à plus grande échelle, dans Amer Eldorado où le narrateur, en route vers la frontière canadienne, installe à sa droite, sur le siège du passager, deux lecteurs successifs avec lesquels il commence une discussion. D’autre part, l’impression d’oralité est très forte dans les textes. Le chapitre « Mes yeux » dans Mon corps en neuf parties commence par cette phrase : « Aujourd’hui je voudrais vous parler de mes yeux ». De même, le sous-titre d’Amer Eldorado 2/001 est « récit exagéré à lire à haute voix assis debout ou couché ». L’écriture mise en œuvre donne toujours l’impression d’un langage parlé.

Ces textes qui jouent sur l’effet d’oralité sont, dans le même temps, clairement des textes à lire et à voir. L’organisation visuelle de la page est très étudiée. Les ressources de la typographie sont exploitées sous la forme d’encadrés, de tableaux, de colonnes, de pictogrammes, de chiffres (Amer Eldorado, p. 65, 119, 183, Quitte ou double, p. 10, 71, 139). Cette dimension visuelle se retrouve un peu différemment dans Mon corps en neuf parties par le biais de l’accompagnement du texte par des photos. Ces blasons d’un genre nouveau que sont les neuf parties du texte sont toujours précédés d’une photo qui représente la partie du corps.


L’impression qui se dégage des textes, par le biais du rythme de la narration, du style, de la mise en page est celle d’une grande énergie, soutenue par l’humour et le comique. Derrière celui-ci, qui n’est jamais en défaut, se profile cependant toujours en arrière-plan la Shoah. Celle-ci est l’absence, le trou, l’indicible autour desquels se construit l’œuvre.

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